Au-delà du COVID-19, quel avenir pour les travailleurs haïtiens en République dominicaine?
9 min readUn triste reportage publié le 12 avril par l’agence de presse espagnole EFE intitulé « Corona o comida » a montré comment la paralysie des activités commerciales dans le centre-ville de Santo Domingo occasionna une situation de famine et de désespoir chez nos concitoyens du quartier « Pequeña Haití » de la même ville. Dans la foulée, plus de 140 000 travailleurs immigrants haïtiens auraient déjà perdu leur emploi en République dominicaine, selon un communiqué récent de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM). Dans ce contexte, quelques dizaines de ressortissants haïtiens ont organisé des manifestations dans plusieurs villes dominicaines sollicitant aux autorités haïtiennes un soutien humanitaire ou un appui pour pouvoir retourner dans leur pays. Cela a ému, tant en Haïti que dans la diaspora, un bon nombre de personnes qui sont venues au secours de quelques-uns par des initiatives individuelles et collectives promues notamment par Fernando Estimé à travers son très populaire show « Fernando Live » diffusé tous les jours autour de 20 heures.
Évidemment, toutes les initiatives de solidarité envers ces personnes sont à encourager. Par ailleurs, en toutes circonstances, tous les Haïtiens-nes sont également bienvenus-es chez eux. C’est une garantie constitutionnelle irrévocable. En ce sens, s’il faut en dernier ressort leur faciliter un retour au pays, les dirigeants haïtiens devraient chercher à les soutenir autant que leurs moyens le leur permettent, mais aussi en tenant compte de manière lucide des conséquences. La bien-pensance patriotique ne peut nier qu’avec l’arrivée plus ou moins massive en Haïti de ces personnes en provenance d’un autre pays où la contamination est plus importante que chez nous (245 décès et plus de 5 000 cas testés positifs en République dominicaine contre 3 décès et 57 cas positifs en Haïti jusqu’au 20 avril), la gestion de la non-propagation du virus du côté haïtien de la frontière deviendra automatiquement plus compliquée. Le risque de contamination des proches de ces personnes sera également plus élevé et le fardeau beaucoup plus lourd pour nos structures sanitaires déjà très faibles.
L’État dominicain est donc tenu en premier lieu d’assumer sa part de responsabilité dans ce dossier, car au-delà des enjeux qui sont liés à la question du rapatriement, le problème de fond que soulève dans ce cas la crise sanitaire et économique du Covid-19 reste et demeure celui de l’intégration sociale des travailleurs haïtiens en République dominicaine.
Dans son livre intitulé Identidad dominicana y racismo anti-haïtiano (Identité dominicaine et racisme anti-haïtien) publié en Haïti en 2013 dans une version bilingue chez C3 Éditions, le sociologue dominicain Franklin Franco Pichardo résume en ces mots la situation de l’ouvrier haïtien en République dominicaine : « Face à la menace d’être déplacé et peut-être même d’être arrêté, puis déporté avec la complicité de n’importe quel « agent de l’ordre public », l’ouvrier haïtien travaille pour des salaires de misère, il n’a droit à aucune protection des lois du travail ni à aucune autre forme de sécurité sociale » (Pichardo, 2013 : 45). Conséquemment, n’est-il pas utile se demander pourquoi les travailleurs migrants haïtiens sont exclus des promesses de la modernité économique dominicaine d’intégrer tous les travailleurs, à travers le salariat, dans la sphère de protection sociale et de sécurité d’emploi garantie par l’État ? En d’autres termes, pourquoi au bout d’un siècle d’immigration, même en devenant indiscutablement des acteurs essentiels au bon fonctionnement de l’économie dominicaine, les ouvriers haïtiens sont toujours casés en marge de cette société au point d’être rejetés par celle-ci à la moindre occasion de crise qui appelle pourtant à une certaine solidarité avec les plus vulnérables ?
Selon les estimations de l’étude de CEFINOSA/CEFASA (2012) sur les conditions et les contributions de la main-d’œuvre d’origine haïtienne à l’économie dominicaine, il y aurait en 2012, 283 224 travailleurs haïtiens en République dominicaine sur un total de 458 233 immigrants haïtiens qui représenteraient 87.3% du total de la population immigrante du pays. Parmi eux, 90% des travailleurs haïtiens s’y trouveraient en situation irrégulière, 11 000 (soit 2.5% du total) auraient le statut de résidence légale et seulement 3% seraient liés à un employeur par un contrat d’embauche formel contre 88% par un contrat verbal. Le nombre de travailleurs est passé en 2018 au nombre de 334 092 sur un total de 497 825 immigrants d’origine haïtienne selon la deuxième enquête nationale sur l’immigration (ENI-2018) qui reste muette sur le pourcentage de travailleurs haïtiens détenant un contrat de travail formel, mais précise que la situation reste précaire pour eux où seulement 4.9% ont accès par exemple à une assurance-santé contre 50.4% des immigrants d’origines étrangères différentes. Adoptant le principe de territorialité, le Code du travail dominicain (la Loi 16-92) reconnait pourtant à toute personne exerçant un travail rémunéré à l’intérieur des frontières du territoire national le droit, quelle que soit sa nationalité, d’être protégée par tous les droits qu’il proclame (Petrozziello, 2012). La conservation du statut irrégulier de la migration et du contrat de travail pour la plupart des immigrants haïtiens est-il donc autre chose qu’une astuce pour les maintenir dans la précarité pérennisant ainsi l’injustice de leur exploitation ?
L’État dominicain, pour commencer, n’a pas été à la hauteur de ses promesses. Quoique le Plan national de régularisation (PNRE) ait permis à plus de 240 000 Haïtiens de recevoir en 2015 un permis de séjour et de travail temporaire, les employeurs résistent à leur insertion dans le système légal de la gestion du salariat. Les faiblesses du PNRE le leur permettent aussi, car ils savent qu’il n’implique pas du tout une régularisation permanente du statut des travailleurs migrants. De ce fait, ils maintiennent le système de contrat informel qui leur permet en retour non seulement de ne pas payer convenablement les cotisations dues aux services de sécurité sociale et de préparation à la retraite des travailleurs, mais aussi de continuer en toute impunité à exploiter les travailleurs haïtiens enfermés dans un cercle vicieux de pauvreté multigénérationnelle. De plus, tout ceci se fait en marge des normes conventionnelles internationales de droits humains notamment en violation de celles de l’Organisation internationale du travail (OIT) auxquelles l’État dominicain est partie. Lequel a ratifié les huit Conventions fondamentales de l’OIT incluant la Convention No111 de 1958 relative à l’abolition de toutes les formes de discrimination en matière d’emploi et de profession qu’il a ratifiée le 13 juin 1964. Il a aussi ratifié le 19 juin 1973 la Convention no95 sur la protection du salaire (1949) et le 11 juin 2016, la Convention No102 de 1952 sur la sécurité sociale où il s’est engagé à garantir pour les travailleurs tous les soins médicaux nécessaires (articles 7 à 12) et des indemnités de maladie (articles 13 à 18). Il a intelligemment émis ses réserves sur la quatrième partie de la convention relative aux obligations de prestations de chômage (articles 19 à 24) pour lesquelles en conséquence il se trouve exempté. Néanmoins, il s’est engagé à garantir les prestations de vieillesse dues à la retraite des travailleurs contrairement à ce qui se passe généralement dans le cas des travailleurs migrants haïtiens particulièrement pour les anciens coupeurs de canne (los braceros) qui ont dû lutter longuement au risque de se faire déporter avant d’avoir eu droit partiellement au paiement de leur pension.
Pourtant, l’État dominicain aurait tellement intérêt à faciliter la régularisation définitive du statut migratoire de ces travailleurs et à veiller ensuite à la formalisation de leur contrat de travail en vue de leur pleine et entière intégration sociale. Financièrement au moins, l’irrégularité des conditions de migration et de travail de ces travailleurs ne bénéficie qu’à des particuliers qui les exploitent, notamment les employeurs déloyaux et les trafiquants illicites de migrants. Selon les conclusions de l’étude de CEFINOSA/CEFASA (2012), si tous les travailleurs immigrants haïtiens étaient régularisés et bénéficiaient d’un contrat de travail formel, leur cotisation pour la sécurité sociale apporterait annuellement à l’État dominicain une contribution de plus de deux milliards de pesos dominicains, soit près de 40 millions de dollars américains. Une telle somme apporterait plus que ce qu’il en faut annuellement à l’État dominicain pour couvrir leurs charges de santé et de pension de retraite (CEFINOSA, 2012 : 277). Alors pourquoi l’État dominicain se refuse-t-il une telle aubaine ?
Il faut bien noter que les immigrants haïtiens autant que leurs descendants sont victimes en République dominicaine des stigmates d’un racisme systémique profond qui empêche de les considérer tout simplement comme des êtres humains. Leur marginalisation y est quasi-totale doublée d’une exclusion légale impossible de cacher en temps normal voire au temps de crise. Les ouvriers d’origine haïtienne sont des cas emblématiques que Bridget Wooding et Richard Moseley-Williams (2005) considèrent, dans la perspective « wanted but not welcome » de Zolberg (1987), comme des personnes « nécessaires, mais indésirables » pour les Dominicains. Ils font donc partie de la grande population marginalisée des travailleurs migrants du monde que Victor Piché (2008), à partir de l’exemple canadien, surnomme « les nouveaux non-citoyens du monde » ou « los parias de la patria » selon Jacqueline Alvarez (2010) qui étudia le contexte mexicain. Et ceci, sans parler de la figure des « non-humains » de la servitude économique ou de l’esclavage moderne du néoracisme capitaliste (Balibar et Wallerstein, 1988).
En fin de compte, contrairement à la logique fondatrice de la « société salariale », suivant laquelle le statut du travail légitime le droit à la protection sociale (Castel, 2013), pour cette catégorie de personnes, le statut de travailleur ne garantit que la survie quotidienne sans possibilité de mobilité sociale. Ceci est en définitive le vrai problème à résoudre. Dans le cas contraire, les appels en catastrophe à la déportation volontaire, il y en aura toujours, soit pour des arrêts de travail ou pour toutes autres formes de crise non assistée ou non camouflée. Ce ne seront que des formes d’expression du mal profond des injustices capitalistes et racistes de l’économie dominicaine contre les ouvriers haïtiens.
Par conséquent, sans une révolution culturelle créatrice d’une nouvelle société dominicaine libérée de ses préjugés, le racisme mis au service du capitalisme, par l’ethnicisation de la force de travail haïtienne, servira toujours à empêcher les travailleurs immigrants haïtiens, noirs et pauvres, d’avoir l’opportunité de jouir de ce que Bruno Flacher (2002) appelle le « bénéfice du statut salarial », c’est-à-dire l’accès à tous les privilèges acquis par le travail rémunéré. De l’autre côté, nous avons aussi le devoir comme Haïtiens, et il est temps, de construire un pays où il ne sera plus nécessaire pour nos compatriotes de partir à n’importe quel prix à la recherche d’un mieux-être ailleurs. Pour l’instant ou tant que l’économie dominicaine restera dépendante comme aujourd’hui de la main-d’œuvre haïtienne, plus l’ouvrier haïtien se fera rare sur le marché du travail dominicain mieux il pourra être apprécié à sa juste valeur et plus facilement il pourra être intégré dans le système dominicain de protection sociale. Mais pour aboutir à cette meilleure intégration, les ouvriers haïtiens en République dominicaine peuvent-ils compter sur le support institutionnel qui pourrait provenir de l’État haïtien et des organismes internationaux spécialisés dans le domaine ?
Smith Augustin,
Doctorant en sociologie, Université Laval
Maitrise en droit international
Spécialiste des relations haïtiano-dominicaines