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Mort

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Je suis à genoux, je ne peux plus me relever. J’ai mes règles, et comme d’habitude, une fois sur deux, j’ai très mal, je n’arrive plus à manger. C’est insupportable, j’ai l’impression qu’on m’écartèle le bas ventre. Je vomis, je sue, j’ai le vertige.

Ça fait deux jours que les tirs ont repris. Je n’ai pas pu sortir pour aller promener mon commerce de sandales. Il n’y a que la nuit qu’il y a une acalmie. Mais je n’oserai jamais sortir le soir. On peut croiser n’importe qui, même un petit soldat. Deux jours que Kevin et moi, on n’a rien mangé de chaud.

Kevin, mon petit frère, est sorti, il est allé au marché, ça va faire une demi-heure. Il met trop de temps à rentrer. Je n’aurais pas dû le laisser partir. D’habitude, c’est moi qui sors, mais aujourd’hui avec ce mal de ventre, je ne peux pas. J’ai peur qu’il croise un soldat, ou encore pire, un général. Il est seul, on le connait peu, il n’a jamais été dans les gangs, il sera un suspect.

Je me sens mal, on meurt de plus en plus, la semaine dernière, notre voisin est mort dans son sommeil. C’est seulement au réveil que sa famille s’est aperçue qu’il avait pris une balle dans le cou. Ils avaient tiré toute la nuit, la balle a traversé le toit en tôle, et atterrit dans son cou. Ils n’ont même pas pu l’enterrer, les soldats l’ont emmené et l’ont jeté dans une ravine. Il finira sûrement dans les intestins des cochons. Ils ne veulent pas que la police puisse connaitre le nombre de morts.

Cela aurait pu être l’un de nous deux. Notre maison n’est qu’une enfilade de deux pièces, qui s’achèvent à la frontière de la ravine. Le hasard a voulu que pour cinq cents gourdes de plus que nous, il avait obtenu les deux pièces avec vue sur la route, celles qu’on convoitait.

On vit à quatre, mais nos deux autres cousins sont partis habiter en plaine, chez des amis, le temps que tout se calme. Je préfère rester avec Kevin, j’ai essayé une fois, je n’ai pas pu. Empilés comme des harengs, ne sachant pas ou nous mettre pour ne pas énerver les hôtes. Ils nous supportaient mais on n’était pas les bienvenus. On n’a pu rester, on est rentré chez nous.

Depuis, on prend nos précautions, je ne laisse pas Kevin sortir. On a rehaussé le lit, avec des blocs, et on dort en-dessous. Quand je sors, je les salue, je ne les regarde pas fixement, je ne me fais pas remarquer. Je m’habille mal, ne me coiffe pas, ne mets pas de jupe ni courte, ni collante, et surtout pas de pantalons. Je ne leur donne pas l’occasion de me remarquer.

J’ai encore plus peur depuis le viol de Germina. Sa famille a toujours habité en face de la nôtre. Ce sont des propriétaires. Son père a grandi dans la cité, ce qui fait que Germina les connaissait tous et n’a jamais eu sa langue dans sa poche.

Un des nouveaux chefs l’avait suivie sur sa moto, et l’avait hélée. Elle n’avait pas répondu. Il l’avait traité de pute. Elle lui avait répondu du tac au tac qu’elle préférait être une pute qu’une femme de voleur. Il ne lui a rien dit, mais la nuit même, ils sont entrés chez elle, ont violé sa mère, sa sœur et elle et ont tué ses deux frères et son père. Personne ne savait combien ils étaient. Il n’y a que le lendemain, très tôt, Germina, sa sœur et sa mère sont parties, avec seulement leurs habits sur le dos. Elles sont peut-être chez des proches. Elles ont tout laissé, d’ailleurs ils vivent maintenant chez eux, et racontent comment ils lui ont fait payer sa hardiesse. Elles n’iront pas porter plainte. Personne ne viendra ici, même les corps, charcutés à la machette, sont leur propriété. Personne n’osera se plaindra, il vaut mieux ne pas les avoir contre soi. Je sais que cela ne me serait jamais arrivé. Je lui aurais répondu, cela ne vaut pas la peine de lutter quand on sait qu’on perdra d’avance.

J’entends deux coups de feu, un instant après le bruit d’un hélicoptère. J’ai un mauvais pressentiment. Depuis la période 2003 et 2004, quand j’entends un silence après des tirs, suivis du bruit des hélicoptères, je sais que tout va se déchaîner. Le moment d’après est le plus dur, on ne sait pas ce qui se prépare.

Je n’en peux plus d’attendre, je dois aller le retrouver. Je me mords le bras, j’ai mal et je ne pense plus à mon ventre. Je peux marcher. Je vais voir s’il est au marché. Je sors du couloir, je vois un corps en bas de la rue, un jeune. Je m’avance lentement, et soudain je reconnais le maillot de promotion carnavalesque tâché de sang, le short et mes sandales. C’est Kevin, je cours vers lui, je vois son corps, les deux trous sanglants de son ventre, mais pas sa tête. Ils l’ont emportée. Je hurle. Cela ne peut pas être lui.

Un adolescent sort de la maison de Germina et me dit : « On l’a tué pour avoir été un délateur, c’est lui qui a prévenu la police ». Je ne tente même pas de le contredire. Mes mains sont gluantes, je mets du temps à comprendre. Deux semaines avant quand la police avait fait sa descente. On posait des questions. Kevin y avait revu un ancien condisciple de son lycée. Entre temps, celui-ci était devenu policier. Ils avaient parlé du bon temps et ri ensemble. Il me l’avait dit, jusque-là, cela n’avait pas plus d’importance. En face, ils ont dû le voir en train de lui parler.

Je réalise qu’on était vraiment en danger. Toutes ces morts prennent un sens. Kevin est mort. Ce n’est plus le père et les frères de Germina, un voisin, un passant, c’est Kevin. Il avait toujours eu de la chance. Toute sa vie n’avait qu’une succession de « juste avant », « juste après », « juste à côté ». Il était toujours en avance ou en retard, mais jamais blessé, pas même par des pierres. Il avait vu des blessés, il avait aidé à les transporter à l’hôpital. Il était toujours chanceux, il se croyait invincible. Il était né au mauvais endroit, tôt ou tard, le mauvais moment arriverait. Sa vie n’a duré que le temps de trouver le mauvais moment.

Extrait de Au cœur d’Haïti, de Mariah LOMINY

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